Entretien avec Sarah Tucker (Dia)

Dia Art Foundation, New York, (6 avril 2009).

 

La Dia Art Foundation est une institution new-yorkaise à but non lucratif, fondée en 1974, qui bénéficie d’une renommée internationale pour avoir initié, soutenu, présenté et assuré la préservation de projets artistiques. Il s’agit d’un forum internationnalement important pour les arts interdisciplinaires et la critique d’art.

Aux côtés de la commissaire d’exposition Lynne Cooke, Sara Tucker est la responsable des projets en ligne de la Dia Art Foundation depuis leur lancement. Elle a rejoint la Dia à la fin des années 90, après des études d’allemand et de cinéma. À cette époque, l’institution dispose en tout et pour tout d’un seul ordinateur. Aujourd’hui, Sara Tucker est non seulement responsable de la production des projets internet, mais elle assure aussi la fonction de directrice des technologies de l’information. Rony Vissers, le coordinateur de PACKED, s’est entretenu avec elle.

 

Les premiers projets importants de la Dia, mis sur pied à la fin des années 70 étaient des œuvres site-specific d’artistes comme Walter De Maria et Max Neuhaus, qu’aucun musée n’aurait sans doute pu accueillir à cause de leur envergure ou de leur nature. La Dia possède également une collection étendue de pop art, d’œuvres minimalistes et conceptuelles et de land-art, exposée depuis 2003 au musée Dia:Beacon, situé dans la vallée du Hudson, au nord de la ville de New York. La Dia organise en outre des expositions temporaires, des conférences et des débats sur l’art contemporain.

C’est l’une des rares institutions artistiques pour qui, dès le milieu des années 90, Internet a représenté plus qu’un canal permettant de diffuser ses activités dans le monde physique. Si certains projets en ligne, créés à partir de 1995 à la demande de la Dia, s’articulent en parallèle à une exposition, plus de 30 sites internet sont des œuvres autonomes. Parmi les artistes ayant réalisé un projet en ligne pour la Dia, on peut citer Ana Torfs, David Claerbout, Francis Alÿs, Stephen Vitiello, Rosa Barba, Marijke Van Warmerdam et Kristin Lucas.

Les projets en ligne du site de la Dia sont chaque fois accompagnés d’un texte d’introduction, d’une brève biographie de l’artiste et d’une description du concept qui sous-tend le projet. C’est inhabituel dans le monde du Net.art, mais cela cadre avec la fonction informative et éducative que la Dia occupe depuis sa création.

 

PACKED : D’où est venue l’idée de commander des projets en ligne ? Comment ces commandes s’inscrivent-elles dans la mission et l’histoire de la Dia ?

Sarah Tucker : La Dia a commencé très tôt, dès 1995 à faire des appel à projets en ligne. À l’époque, Michael Govan était notre directeur. Il venait de voir le site internet du Warhol Museum, l’un des tout premiers sites de musée. Bien que celui-ci fît plutôt office de brochure, il s’est dit que la Toile pouvait être un média formidable pour les artistes.

Au même moment, nous organisions une performance sur le toit, avec Tony Oursler, Constance DeJong et Stephen Vitiello. Michael leur a demandé s’ils voulaient se servir du matériau de la performance pour créer une version pour la Toile. Leur site, Fantastic Prayers1, qui s’inspirait de leur performance, fonctionnait assez bien et le public était enthousiaste.

Michael trouvait que les projets en ligne correspondaient bien à la Dia, parce que l’essence de sa mission consistait à réaliser des projets qui n’auraient pas pu voir le jour ailleurs, à cause de leur envergure ou de leur nature. Cela vaut aussi pour les projets à long terme comme The Lightning Field2 et The New York Earth Room3 de Walter De Maria. Un autre aspect de la mission de la Dia consiste à procurer une expérience directe de l’œuvre, sans médiation. Dans notre musée, le Dia:Beacon, cela s’illustre par l’absence de textes sur les murs. L’institution tente de demeurer aussi invisible que possible. En ce sens, la Toile est un musée extraordinaire. Une fois que le visiteur a passé la page de garde et se retrouve dans l’œuvre, il vit une expérience très directe. Cet aspect était très attrayant. En plus, une longue histoire de collaboration liait la Dia et Robert Whitman4, l’un des premiers artistes à expérimenter les nouveaux médias. Toutes ces raisons semblaient confirmer que les projets en ligne étaient une bonne idée.

 

PACKED : Il est remarquable que la Dia n’ait pas opté pour l’hébergement de projets en ligne existants, mais qu’elle ait systématiquement commandé de nouvelles créations.

Sarah Tucker : Oui, nous avons toujours procédé ainsi. Nous invitons un artiste à réaliser un nouveau projet plutôt que de solliciter des propositions. Trois exceptions dérogent à cette règle.

Fantastic Prayers de Tony Oursler, Constance DeJong et Stephen Vitiello existait en tant que performance avant que nous ayons convié les artistes à réaliser ce projet en ligne. Le projet The Most Wanted Paintings5 de Komar + Melamid existait aussi avant de devenir un site internet. De par sa nature, il semblait parfait pour la Toile : le projet se composait de tant d’information. Les auteurs avaient engagé des entreprises d’études de marché dans différents pays pour sonder ce que le public aimait le plus dans une peinture. Forts de ces données, ils ont produit le tableau préféré de chaque pays et le tableau le moins apprécié. En fait, c’est un projet très amusant. Ensuite, nous avons effectué une enquête en ligne. Le projet cherchait à répondre à ce qui se faisait en ligne à l’époque. L’Internet commençait à devenir très populaire, et particulièrement les enquêtes en ligne, qui foisonnaient. Trois mille personnes ont participé à l’enquête de Komar + Melamid. Plus récemment, nous avons procédé de manière analogue avec le projet The New Five-Foot Shelf6 d’Allen Ruppersberg qui contient, lui aussi, une quantité importante d’information. Allen a produit une sorte d’encyclopédie dont il n’existe que dix exemplaires. Assez peu de gens ont eu l’occasion de la consulter. Étant donné que toute l’information était indexée et pouvait donc être reliée à des liens hypertextes, le projet se prêtait parfaitement à la mise en ligne. Beaucoup de contenu auquel si peu de personnes avaient accès sans cela.

Tous les autres projets en ligne sont des commandes, créées spécialement pour notre série.

 

PACKED : Un autre aspect remarquable des projets en ligne de la Dia réside dans le fait que la plupart d’entre eux sont réalisés par des artistes connus pour des œuvres créées avec d’autres types de médias.

Sarah Tucker : En effet, mais au début de la série, il n’y avait pas encore vraiment d’artistes internet. Quelques-uns pour qui l’Internet constituait le média artistique principal venaient de se lancer, comme Olia Lialina7. Tandis que la série se développait, nous souhaitions y introduire différentes perspectives et une vaste gamme d’antécédents et d’angle d’approche. Ainsi, dès le départ, nous avons travaillé avec un chorégraphe, avec les architectes Diller & Scofidio, avec des peintres, des vidéastes… Cette diversité demeure un critère spécifique à mesure qu’on avance dans la série. Notre commissaire d’exposition, Lynne Cooke, tente de sélectionner des artistes qui adoptent une approche originale, différente de la commande.

Travailler avec des artistes dont la Toile n’est pas le média principal est intéressant parce qu’ils ne sont pas conscients des limitations. Lynne Cooke est très conséquente dans le choix d’artistes qui ne sont pas seulement de grandes pointures, mais également des personnes formidables. Tous sont prêts à relever le défi et à emprunter des chemins moins familiers. Jusqu’à présent, personne n’a exigé des prouesses technologiques impossibles.

 

PACKED : Étant donné que la Dia passe commande à des artistes n’ayant pas encore travaillé sur la Toile auparavant, il est souvent difficile d’évaluer ce à quoi il faut s’attendre de leur part.

Sarah Tucker : En effet, nous ne savons pas à quoi nous attendre. Parfois, le processus de création dure longtemps. Nous sommes très centrés sur les artistes, un autre aspect unique de la Dia. Nous sommes flexibles, même si un artiste a besoin de quelques années de plus. Il n’y a pas de date butoir. Pour fixer une date, nous pouvons attendre que l’artiste ait une idée plus précise du projet qu’il souhaite mettre en ligne, pour ensuite élaborer un plan et voir combien de temps il faudra pour le produire. Pour certains artistes, il s’est écoulé jusqu’à quatre ans entre l’invitation et le lancement du projet. David Claerbout a battu le record de rapidité, je crois que son projet8 était achevé au bout de quatre mois.

 

PACKED : Certains projets en ligne de la Dia ont été réalisés par des compatriotes de David Claerbout, comme Ana Torfs, où l’artiste résidant au Mexique, Francis Alÿs. Y avait-il une raison spéciale pour leur commander un projet ?

Sarah Tucker : Lynne Cooke est plus à même de répondre à cette question, dans la mesure où c’est elle qui les a invités. Lynne choisit des artistes dont elle trouve l’œuvre intéressante et qu’elle croit susceptibles de réaliser quelque chose de différent, qui se détache du lot. En ce qui concerne David Claerbout, je pense que Lynne s’intéressait surtout à son approche du temps en relation au média et voulait savoir ce que cela donnerait sur la Toile.

 

PACKED : Comment se déroule la production des sites internet ? Ce ne sont ni les artistes, ni leurs assistants qui se chargent de la programmation, mais des spécialistes que vous contactez, n’est-ce pas ?

Sarah Tucker : C’est bien cela. Seul un artiste a tout produit lui-même : Feng Mengbo, qui vit et travaille en Chine. Maja Bajevic a elle-même cherché un programmateur avec lequel travailler, parce qu’elle résidait à Sarajevo et qu’il lui était difficile de se rendre à New York au moment où il fallait concrétiser le projet. Elle a donc travaillé avec un programeur Flash à Sarajevo.

 

 Maja Bajevic, I Wish I Was Born in a Hollywood Movie, 2006, www.diacenter.org/bajevic, courtesy: Dia Art Foundation

 

PACKED : Quand vous passez commande d’un projet en ligne, établissez-vous un contrat avec l’artiste stipulant que l’œuvre fait automatiquement partie de la collection de la Dia ?

Sarah Tucker : Non, nous n’incluons pas le projet à la collection permanente de la Dia. Principalement, parce que la collection de la Dia est liée à une époque spécifique. L’accord que nous avons avec les artistes consiste à garder les droits exclusifs d’héberger le projet sur la Toile, mais l’œuvre en tant que telle leur appartient. Ils peuvent la vendre à des personnes qui souhaitent la présenter localement.

Puis, il y a les aspects dont nous convenons ensemble quand la situation l’exige, comme le projet Annotations de Glenn Ligon, qui faisait partie d’une importante exposition itinérante. Nous avons convenu avec l’institution qui organisait l’exposition de lui remettre une copie qui fonctionnerait localement, et qu’elle nous verserait des honoraires de prêt à partager avec l’artiste. Quand il faut prêter l’œuvre, ou qu’une autre institution souhaite l’acquérir, nous cherchons une solution individuelle, au cas par cas.

 

PACKED : Comment cette méthode affecte-t-elle la conservation des projets en ligne ?

Sarah Tucker : Les accords passés avec les artistes stipulent que nous avons l’intention d’héberger les projets indéfiniment. Mais si nous ne devions plus être en mesure de le faire, les droits d’hébergement reviennent aux artistes. En ce qui concerne d’éventuels changements apportés au projet, nous convenons avec les artistes que si une modification en venait à altérer la fonctionnalité ou l’apparence de l’œuvre, nous les contactons pour nous assurer que les interventions sont conformes à leur souhait. S’il ne s’agit que d’un changement du code pour être sûr que le projet tourne sur un nouveau navigateur, nous ne les dérangeons pas.

 

PACKED : D’un point de vue institutionnel, y a-t-il une différence dans l’approche des projets en ligne par rapport aux autres œuvres d’art ?

Sarah Tucker : Je dirais que l’approche est similaire. Même nos expositions physiques tentent de planifier un schéma autour de la progression de l’idée de l’artiste, de la manière dont elle évolue dans le temps. C’est assez proche du programme d’exposition de l’espace sur la 22e rue, dont Lynne était la commissaire pendant de longues années. Elle invitait les artistes à réaliser des œuvres en fonction du lieu et les épaulait tout au long de la période pendant laquelle ils développaient leur projet. Puis, à l’instar d’un musée, la Dia dispose d’une équipe technique qui aide l’artiste à produire son œuvre, de la même manière que moi j’aide les artistes à réaliser leur projet en ligne. Mais j’imagine que pour les projets sur la Toile, nous pouvons être un peu plus flexibles.

 

 Glenn Ligon, Annotations, 2003, www.diacenter.org/ligon, courtesy: Dia Art Foundation

 

PACKED : Pouvez-vous imaginer qu’à un moment donné, il ne soit plus possible de prendre ces projets en charge, parce que cela sera devenu trop complexe ou trop onéreux ?

Sarah Tucker : C’est difficile à dire. Mais il me semble qu’héberger des fichiers sur l’Internet n’est pas un engagement très lourd, dès lors que l’accès à l’Internet est devenu un produit de base. En matière de préservation, j’ai l’impression que si les navigateurs changent tellement fondamentalement que tout leur contenu ne soit plus consultable, quelqu’un construira des simulateurs qui permettront d’accéder au contenu. Je ne crois pas que l’on mettra de si tôt un terme à cette accessibilité.

 

PACKED : La technologie finit par devenir obsolète, et la maintenance est indispensable pour répondre à l’évolution technologique. Au cours du processus de production, tenez-vous d’ores et déjà compte du fait que les projets requerront des modifications à l’avenir.

Sarah Tucker : Dans une certaine mesure. Nous tentons de prendre des décisions qui s’appuient sur la situation actuelle en matière de navigateurs et de bande passante. Cette dernière est omniprésente de nos jours, et nous partons du principe que la grande majorité des visiteurs disposent d’une connexion à large bande. Mais au début, c’était tellement rare que nous avons essayé de créer des projets qui ne souffriraient pas d’être regardé avec une connexion à bande passante restreinte. À un moment donné, nous avons hésité et nous nous sommes demandé quelle direction prendre. Finalement, nous avons opté pour la bande large, sachant qu’elle allait devenir la norme.

Des projets faisant usage de la vidéo et du son, nous conservons des originaux en haute résolution. Car, si la bande large devient encore plus rapide un jour, nous pourrions mettre en ligne des vidéos de plein écran et du son de haute définition, par exemple, pour le projet Half Full – Half Empty de Barbara Bloom ou Rehearsal de Liliana Porter. Quand le projet contient de la vidéo et du son, quasi chaque artiste souhaite un format plus grand et de meilleure qualité. Nous optons toujours pour la plus haute résolution et la meilleure qualité possible, sans que les fichiers atteignent des tailles extravagantes.

 

PACKED : Faites-vous des mises à jour des projets ? Adaptez-vous les projets aux nouvelles possibilités technologiques ?

Sarah Tucker : Non, nous ne changeons rien. Une fois qu’un projet est lancé, il demeure tel quel. Nous avons uniquement revu et corrigé des éléments qui ne fonctionnaient plus à cause de l’évolution des navigateurs. Le seul projet qui ait été sérieusement reprogrammé est celui de Susan Hiller, intitulé Dream Screens. Je ne suis pas sûre que le logiciel Flash existait déjà en 1996. S’il existait déjà, il était nouveau et très peu répandu. Nous l’avions donc programmé en HTML. Mais le HTML a des limitations qui embarrassaient réellement Susan Hiller. La version Flash du projet diffère très légèrement de la version originale et uniquement de manière à se rapprocher de l’intention première de l’artiste. Elle fonctionne quasi à l’identique, mais mieux. C’est le seul projet à avoir été entièrement réinitialisé.

 

PACKED : Pourtant, quand je vous ai contacté pour une interview au sujet de la préservation des projets en ligne de la Dia, vous m’avez dit que c’est un domaine problématique pour vous.

Sarah Tucker : Jusqu’à présent, la maintenance et la préservation n’ont pas été aussi systématiques que je l’aurais souhaité. J’aimerais contacter tous les artistes et revoir les projets avec chacun d’entre eux, afin qu’ils me confirment leurs intentions et désirs à l’aide des lignes directrices du Variable Media Network, de sorte que quelqu’un d’autre puisse reprendre le flambeau dans vingt ans. Ce qui manque à l’heure actuelle, c’est de la documentation systématique.

À ce jour, cela n’a pas posé de problèmes majeurs, car j’étais tout le temps là, et que je me souviens de tout. Mais je voudrais commencer à prendre des notes et à organiser le tout, afin que quelqu’un d’autre puisse me remplacer et tout reconstituer, si j’en venais à me faire renverser par un autobus…

 

PACKED : Toute à l’heure, vous me parliez de la possibilité d’agrandir la taille des images vidéo à l’avenir. C’est intéressant. Au cours des dernières années, les écrans d’ordinateur sont devenus plus grands. Mais en même temps, le choix de la résolution devient plus complexe, parce que l’on utilise aussi des écrans de plus en plus petits, je pense aux blocs-notes électroniques, aux téléphones portables…

Sarah Tucker : Exact. De l’iPhone aux écrans 24 pouces qui peuvent atteindre une résolution de quasi 2 000 pixels. Je crois que beaucoup de gens sont habitués à des navigateurs internet qui ne remplissent pas ces grands écrans. Mais en tant que concepteur, il faut choisir une résolution… On peut garder une certaine flexibilité sur la Toile, mais la majorité des sites ont une taille maximale au-delà de laquelle ils se mettent de toute façon à flotter un peu.

 

 Dorothy Cross, FOXGLOVE: digitalis purpurea, 2005, www.diacenter.org/cross, courtesy: Dia Art Foundation

 

PACKED : Quand vous entamez la programmation, vous suivez des règles ou des standards qui pourraient faciliter la maintenance et la préservation du projet, comme respecter le standard HTML, une structure limpide des fichiers, etc. ?

Sarah Tucker : Nous essayons de faire en sorte que ce soit logique pour quelqu’un d’extérieur qui viendrait le voir. Nous organisons les éléments et les fichiers de manière appropriée et tentons de choisir les technologies les plus rependues. Si nous pouvons réaliser ce que l’artiste souhaite en HTML, nous le faisons. Et nous utilisons des JPEG, parce que leur temps de vie est très long, même éternel avec un peu de chance. Pour le projet Prometheus Bound de Tim Rollins et K.O.S., nous avons utilisé des GIF animés.

Si le projet requiert des animations complexes, nous utilisons Flash. Hormis pour le projet de David Claerbout, nous n’avons jamais utilisé Director, parce que l’application m’a semblé problématique dès le début. Tout comme Shockwave, etc. Flash était toujours un peu plus élégant et semblait plus rapide. Il a vite eu le vent en poupe. Étant donné que Flash a toujours très bien assuré la compatibilité rétroactive de ses lecteurs, ces projets continuent à fonctionner. Notre tout premier projet Flash remonte à 1999, et il fonctionne toujours.

Il y a aussi quelques projets qui contiennent des transmissions multimédias en continu QuickTime, mais quasi tous nos projets sont supportés en HTML ou en Flash.

 

PACKED : Certains de vos projets se composent d’économiseurs d’écran. Vous posent-ils des problèmes ?

Sarah Tucker : Je crois que nous hébergeons quatre projets d’économiseurs d’écran pour le moment. Le projet le plus récent est celui d’Ezra Johnson, Wrestling with the Blob Beast. Il a réalisé seize économiseurs d’écran différents. Ce sont des animations image par image, comme les dessins animés de William Kentridge, mais les animations d’Ezra sont faites à partir de peintures. Le projet se sert moins spécifiquement de la Toile comme média que comme canal de diffusion. Je crois que c’est un usage intéressant. L’un des économiseurs d’écran s’intitule Disturbing the Peace et l'application Flash détermine de manière aléatoire le moment où un bateau traverse l’écran, et sa direction. Je recompile les économiseurs d’écran. Je l’ai fait récemment pour The Thief de Francis Alÿs. Il y a à présent une version disponible pour Mac OS et pour Windows Vista.

Les problèmes relatifs à la maintenance des économiseurs d’écran dépendent des logiciels utilisés. Nous faisons toujours usage du même logiciel : Screentime. Il contient une application qui convertit des fichiers Flash en économiseurs d’écran. Flash est la source de tous nos économiseurs d’écran.

 

PACKED : Lorsque nous abordions la taille des écrans, nous avons mentionné l’accès à l’Internet par le biais de téléphones portables. En 2002, vous avez réalisé un projet pour les assistants numériques personnels Palm, ces ordinateurs de poche très populaires à l’époque. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Sarah Tucker : Oui, c’est le projet Tap de James Buckhouse en collaboration avec Holly Brubach. C’est un projet créé pour Palm. Il requiert un système d’exploitation Palm OS 3.1 et la résolution est adaptée au petit écran Palm. Aujourd’hui, cette technologie est totalement obsolète. Palm a perdu la bataille des assistants personnels numériques, et est entre-temps passé de Palm OS à Windows Mobile.

Tap était un petit danseur, ou une danseuse, qui apparaissait sur l’écran du Palm. Une fois activé, le petit personnage s’exerçait à quelques pas de danse avant de commencer à faire des erreurs. On pouvait chorégraphier une série de pas et la partager dans des archives de danse ou la diffuser. Certains Palm pouvaient les diffuser sans fil : on pouvait envoyer le petit danseur à quelqu’un, mais on pouvait aussi s’échanger la chorégraphie. Le programmeur du projet, Scott Snibbe, est un artiste connu qui réalise des installations interactives.

 

PACKED : Vous disiez avoir recompilé les économiseurs d’écran de Francis Alÿs. Avez-vous également effectué une maintenance spéciale du projet d’Ana Torfs ?

Sarah Tucker : Je n’ai rien fait pour ce projet. Elle l’a réalisé en 2004, il est donc encore assez récent. Pendant le processus de production, elle était préoccupée par la qualité. J’avoue que cela valait la peine de garder d’assez grands fichiers, et d’avoir la qualité d’image et de son qu’elle souhaitait. Le projet présente toujours très bien. Les images ne sont pas très grandes, mais je ne pense pas qu’elles doivent l’être – elles conviennent. Elles ont un peu la dimension d’un portrait.

 

 Liliana Porter, Rehearsal, 2008, www.diacenter.org/porter, courtesy: Dia Art Foundation

 

PACKED : Et le cadrage de l’image, entouré de blanc, correspond bien au style de ses projets de livre…

Sarah Tucker : Absolument. J’ai même des fichiers sources de qualité supérieure pour son projet. Donc, on pourra toujours le recompiler plus tard avec des images et du son de meilleure qualité, mais je crois que pour l’heure, il tient très bien la route. Et la taille convient très bien.

 

PACKED : Et le projet de David Claerbout ?

Sarah Tucker : Je n’ai encore rien fait pour ce projet. Il est particulièrement compliqué parce qu’il contient une application téléchargeable, spécifique à des systèmes d’exploitation. Alors que Flash est toujours resté compatible de manière rétroactive, les systèmes d'exploitation, eux, ne permettent pas cela.

C’est un très beau projet. Il accomplit un certain nombre de choses très précises auxquelles David tenait, comme l’effacement automatique des fichiers une fois la fleur fanée. L’application téléchargeable est disponible pour PC et pour Mac. La version PC semble toujours tourner sous Windows Vista, mais il faudrait que je vérifie à l’occasion si le script d’effacement automatique des fichiers fonctionne toujours sous Vista. La version Mac ne tourne plus sous l’actuel Mac OS X.

 

PACKED : Comment contrôlez-vous si un projet nécessite une maintenance ? Effectuez-vous régulièrement des contrôles ? Ou n’intervenez-vous que quand une personne vous signale avoir eu un problème lors de la visite d’un site ?

Sarah Tucker : Je ne vérifie pas tout de manière régulière. Il y a tant de variables en matière de plateformes et de navigateurs, qu’il me faudrait deux temps pleins pour m’y consacrer pleinement.

Parfois, je reçois en effet des courriels. Je me souviens que quand Apple a lancé Mac OS X, j’ai reçu des courriels me disant que l’économiseur d’écran de Francis Alÿs ne fonctionnait plus sur le nouvel ordinateur. N’ayant pas de Mac, je n’étais pas au courant. Mais nous avons obtenu de nouveaux logiciels et nous avons recompilé le projet. Il arrive encore que les gens nous écrivent.

Nous hébergeons également le projet de Do you want love or lust? de Claude Closky – le projet avec toutes les questions… Une personne a vérifié tout le site après que nous l’avons lancé : il a systématiquement passé en revue les trois mille questions et m’a envoyé un courriel quand il est tombé sur une question contenant une faute !

 

PACKED : S’il n’y a pas de vérification régulière, y a-t-il un système de sécurité pour empêcher les visiteurs de pirater les projets ? Si quelqu’un a vérifié de façon systématique toutes les questions de Claude Closky, j’imagine qu’il peut y avoir des personnes qui aimeraient changer les questions, ce qui porterait atteinte à l’authenticité de l’œuvre. Dans le monde physique du musée, il arrive que des visiteurs endommagent des œuvres, ou accrochent leurs propres œuvres parmi celles de la collection.

Sarah Tucker : Il faut d’abord avoir accès à notre serveur. Je ne dis pas que c’est impossible, nous n’avons pas les ressources d’une banque pour la mise en œuvre d’un système de sécurité, mais le pirate n’en tirerait aucun avantage financier. Nos serveurs sont protégés par une barrière de sécurité DMZ. Voilà un premier niveau de sécurité. J’essaie également de faire attention au nombre de comptes d’utilisateur et de veiller à ce qu’ils disposent de mots de passe sécurisés.

Je ne prétends pas qu’une telle forme de piratage ne pourrait pas se produire, mais il s’agirait d’une forme de vandalisme, comme quand quelqu’un s’en prend à une toile et l’abîme. Ce qui est légèrement différent, c’est que l’endommagement d’une œuvre physique se remarque d’emblée, le piratage d’un site internet peut passer longtemps inaperçu.

 

 Claude Closky, Do you want love or lust?, 1997, www.diacenter.org/closky, courtesy: Dia Art Foundation

 

PACKED : Vous avez mentionné précédemment le Variable Media Network, une collaboration entre le Guggenheim Museum, le Berkeley Art Museum/Pacific Film Archives, la Fondation Daniel Langlois pour l'Art, la Science, et la Technologie et le Walker Art Center. Êtes-vous en rapport avec d’autres institutions, comme le Guggenheim ou le Walker Art Center à propos de la maintenance des projets en ligne ?

Sarah Tucker : Pas autant que je le souhaiterais. Mais une fois de plus, c’est par manque de temps. Si la préservation et la maintenance de notre série de projets en ligne étaient mes seules tâches, je pourrais être bien plus active dans ce domaine. Et cela me plairait. En ce moment, ce n’est tout simplement pas possible, mais cela pourrait changer.

Actuellement, nous travaillons à un nouveau site internet pour le Dia:Beacon museum. Une fois qu’il sera terminé, j’espère pouvoir me consacrer à la préservation de la série de projets en ligne. Dans un an environ. Durant tout un temps, il a fallu s’occuper du développement du musée, et après l’ouverture du Dia:Beacon, nous avions une toute nouvelle équipe. Nous avons enchaîné les projets, et cela a pris beaucoup de temps. Après ce nouveau site internet, il se pourrait que j’aie le temps de m’occuper de la préservation des projets en ligne.

 

PACKED : Je peux imaginer que le Guggenheim Museum et le Walker Art Center font face à des problèmes analogues et que la préservation et la maintenance de leurs projets en ligne ne représentent pas non plus leur priorité.

Sarah Tucker : Je ne sais pas. Je suis curieuse de savoir qui est responsable de cette question au Walker Art Center et quelle approche on y adopte. De même que nous avons le Stadiumweb, ils ont l’äda’web.

 

PACKED : Qu’est le Stadiumweb ?

Sarah Tucker : Le Stadiumweb regroupe une série de projets en ligne, comme le fait la Dia. Il n’a existé que trois ans, mais contient quelques excellents projets. Deux personnes l’ont créé, et quand elles ont décidé en 1998 qu’elles ne pouvaient plus continuer, nous avons repris leur serveur et hébergeons désormais le projet. Le serveur est vraiment vieux, il doit dater de 1994, mais il fonctionne toujours. Il a juste fallu remplacer le ventilateur quelques fois. Mais à ce jour, je n’ai pas dû effectuer la moindre maintenance de ces projets.

L’un des projets du Stadiumweb, Without Moving/Without Stopping de Louise Lawler, est en QuickTime VR, ce qui était relativement nouveau en 1998. Turnstile, Part I et Turnstile, Part II de Marciej Wisniewski requéraient une programmation en temps réel. Aujourd’hui, ces projets ne peuvent plus que faire office de documentation. L’un de mes projets en ligne préférés est Every Icon de John Simon Jr. Ce n’est qu’une grille de 32 sur 32. Mais sur un laps de temps de quelques milliards d’années, toute image possible y apparaîtra. On y verra des petits chats, des fleurs… Cette pièce me rappelle The Vertical Earth Kilometer de Walter De Maria, dans le sens où l’on ne peut en voir que le début. John Simon Jr. a même vendu des éditions personnelles du projet.

 

PACKED : Votre série de projets en ligne contient-elle des liens hypertextes vers des sites internet extérieurs ? Je peux imaginer que ces composants externes rendent la préservation et la maintenance plus complexes.

Sarah Tucker : Oui, le projet Tetrasomia de Stephen Vitiello, par exemple. Ce projet est plutôt comme un instrument de musique. Le visiteur peut activer et désactiver différents sons. Chaque son présente un lien vers sa source originale. Stephen voulait se servir de l’internet comme d’un enregistrement de terrain, rassembler des sons que l’on peut trouver en ligne comme une cour de mouches drosophiles. On peut activer plusieurs sons simultanément. Quand on active un son, un lien apparaît sur le site. J’ai mis la véritable adresse internet, afin que les gens puissent aller rechercher les sons après, et utiliser la Wayback Machine. Stephen a aussi réalisé ses propres compositions pour chacun des quatre éléments : Terre, Air, Eau et Feu. Nous avons obtenu le droit de copier ces fichiers sonores. Les sons originaux se trouvent aujourd’hui dans une application Flash. Si ce n’était pas le cas, la maintenance serait problématique.

 

PACKED : Est-ce le seul projet avec des liens vers des sites extérieurs ?

Sarah Tucker : Nous hébergeons aussi un projet avec des liens qui ne fonctionnent plus : Refresh de Diller + Scofidio. Ils ont réalisé un projet pour lequel nous avons sélectionné douze différentes webcams. C’était à l’époque où les webcams devenaient très populaires, quand les gens les utilisaient dans leurs bureaux. Diller + Scofidio ont écrit des scénarios autour de ces webcams. Le projet en ligne se composait d’images en direct et de plans de montage chronologiques travaillés. Toutes les images que l’on voyait étaient retravaillées à l’aide de Photoshop, créant de la sorte un environnement fictionnel de bureau.

 

PACKED : L’image originale en direct, prise par la webcam a disparu depuis.

Sarah Tucker : Oui, l’image originale a disparu. Quand le projet fut lancé, il y avait vraiment des gens dans les bureaux. Nous avons demandé la permission à tous les sites internet de les inclure dans le projet, et nous leur avons aussi demandé de maintenir les caméras actives pendant au moins un an, dans la même position. Mais aujourd’hui, tout a disparu. À des fins de préservation, nous avons enregistré quelques flux directs des webcams. Je crois avoir pris une vingtaine d’images de chaque site afin de savoir ce qui s’est produit pendant la courte période où les webcams ont fonctionné.

 

PACKED : Les webcams originales peuvent-elles être remplacées ? Ou bien s’agissait-il de webcams spécifiques, liées aux histoires ?

Sarah Tucker : Elles étaient liées. Diller + Scofidio ont pris une image au moment où personne n’était présent sur les lieux et ont intégré des personnages à l’aide de Photoshop. Si l’on remplaçait les webcams, il faudrait refaire les manipulations dans Photoshop, ce qui représenterait un sacré travail. Heureusement qu’à l’époque, ils l’avaient fait dans leur studio et m’avaient envoyé les images.

 

PACKED : Mais alors surgit la question de savoir comment maintenir en vie de tels projets en ligne. Je suppose qu’il y a un texte décrivant et documentant le concept de chaque projet.

Sarah Tucker : Oui, chaque projet dispose d’un texte d’introduction. La webcam était, au même titre que le sondage en ligne du projet de Komar + Melamid, des phénomènes liés à une époque. Tenter de maintenir le projet à jour avec une caméra vidéo en direct serait probablement impossible, et ne correspondrait pas à l’esprit du projet. Je crois qu’il est important de maintenir le projet accessible, mais il s’agit tout autant d’un document sur un projet que d’un projet en soi.

 

PACKED : Une autre possibilité aurait été d’enregistrer quelques séquences des webcams.

Sarah Tucker : Oui, et utiliser les images comme elles étaient à l’origine…

 

PACKED : Les artistes à qui la Dia a commandé des projets en ligne, ont-ils une copie de leur œuvre ? Ou bien vous livrent-ils juste le concept, les fichiers vidéo et audio… ?

Sarah Tucker : Outre le fait que certains projets ont aussi été présentés dans des expositions où il n’y avait pas d’accès à l’Internet, personne n’a demandé de copie jusqu’à présent. Pour les projets présentés dans ces expositions, l’on nous a demandé s’il était possible de créer une version utilisable hors ligne. Il se peut que certains artistes en aient des copies. Peut-être que les autres artistes n’ont jamais demandé de copie parce que le projet est en ligne.

 

PACKED : Lorsque nous évoquions le contrat entre la Dia et les artistes, vous m’avez dit que les artistes ont la possibilité de vendre leur œuvre. Vous m’avez aussi raconté que John Simon Jr. a vendu des éditions personnalisées de son œuvre Every Icon, conçue pour le Stadiumweb. Parmi les artistes ayant créé des projets en ligne pour la Dia, y en a-t-il qui ont vendu des copies de leur œuvre ?

Sarah Tucker : Ils peuvent vendre des copies de leur projet en ligne, mais je n’en connais aucun qui l’ait déjà fait. Ils en ont peut-être vendu des parties. Je suis presque certaine qu’Arturo Herrera a vendu les dessins, mais je ne crois pas qu’il ait vendu l’ensemble de son projet Almost Home.

 

PACKED : Combien de projets en ligne réalisez-vous en moyenne par an ?

Sarah Tucker : Notre moyenne est de deux par an. L’année passée, nous en avons réalisé successivement trois, parce que l’un des projets avait pris du retard l’année d’avant. Mais notre moyenne tourne autour de deux par an. Pendant deux ans, à la fin des années 90, nous en avons commandé trois par ans. Puis, nous avons un peu ralenti le rythme. Mais pour le moment, il n’est pas prévu que cela s'arrête.

 

Notes:

 

 

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