Musée Guggenheim, New York, 10 mai 2010
Joanna Phillips est conservatrice adjointe de la collection d’art contemporain du musée Solomon R. Guggenheim, à New York, où elle est en charge des arts médiatiques. Le musée Guggenheim, dont la collection fut d’abord constituée de chefs-d’œuvre modernes, est aujourd’hui consacré à l’art des XXe et XXIe siècles. C’est à la fois un important centre culturel, un lieu d’enseignement et le cœur d’un réseau international de musées (comptant des sites à Venise, à Bilbao, à Berlin et bientôt à Abu Dhabi). Le Guggenheim accueille des expositions d’art moderne et contemporain, mais aussi des conférences d’artistes et de critiques, des performances et des projections de films.
Joanna Phillips est responsable de la préservation des œuvres vidéo, sonores, filmiques et à composantes informatiques de la collection du Guggenheim. Emanuel Lorrain (PACKED vzw) l’a interrogée sur son travail de conservatrice et son approche des enjeux liés à l’obsolescence et à la préservation des équipements utilisés dans les arts médiatiques.
PACKED : Quel est votre parcours ? Comment êtes-vous devenue conservatrice d’œuvres médiatiques ?
Joanna Phillips : Après une formation en conservation de peintures en Allemagne, j’ai évolué dans ce domaine pendant plusieurs années avant de m’orienter vers l’art contemporain. En 2003, j’ai rejoint l’Institut suisse pour l’étude de l’art (Isea)1, à Zurich, où j’ai été confrontée à la conservation d’œuvres médiatiques pour la première fois. L’Isea était et est toujours engagé dans le projet de recherche AktiveArchive2, qui étudie la préservation des arts électroniques en collaboration avec la Haute École des arts de Berne (HKB)3. Deux personnes de chaque institution étaient impliquées dans ce projet. À Berne, il y avait Johannes Gfeller4, responsable d’AktiveArchive et conférencier sur la préservation des médias, ainsi que l’historienne de l’art Tabea Lurk5, spécialiste de la conservation d’œuvres internet et à composantes informatiques. À l’Isea, il y avait l’historienne de l’art Irene Schubiger6 et moi-même, qui amenait dans l’équipe le point de vue d’une conservatrice. Quand on m’a proposé ce poste de chercheur, je ne savais pas trop dans quoi je me lançais ni que j’étais sur le point de suivre une toute nouvelle période de formation (plutôt empirique). Au début, j’étais simplement intriguée par le fait que les arts électroniques approfondissaient les questions soulevées par l’art contemporain en général, et j’étais curieuse d’en apprendre plus sur le sujet. Ensuite, j’ai commencé à étudier des détails plus techniques, comme les bases de la technologie vidéo. Je n’ai jamais décidé consciemment de changer de carrière ; cela s’est fait petit à petit, en fonction des besoins des œuvres d’art sur lesquelles je travaillais.
Au cours de mes trois années de collaboration avec AktiveArchive, je me suis particulièrement investie dans deux projets. Le premier, Image errors in Analog Video, est un livre accompagné d’un DVD que j’ai coécrit avec Johannes Gfeller et la conservatrice vidéo Agathe Jarczyk7, mais qui n’est pas encore paru. Pour cet ouvrage, nous avons sélectionné environ trente erreurs d’image dues soit aux bandes magnétiques, soit à l’appareil de lecture ou soit à une mauvaise manipulation. Ces erreurs sont représentées sous forme de séquences vidéo et d’images fixes. Nous avons ensuite analysé les divers phénomènes en jeu, identifié les causes possibles des problèmes et fourni des recommandations pour les résoudre. Le second projet était une exposition d’art vidéo au musée d’Art de Lucerne, qui avait pour titre Reconstructing Swiss Video Art from the 1970s and 1980s. L’idée était de montrer des anciennes installations vidéo suisses avec leurs équipements « d’origine », puis d’analyser notre perception de ces reconstructions dans le cadre d’un symposium et d’une publication. Pour reconstituer ces œuvres, nous avons cherché leurs équipements en fonction de leur disponibilité : on utilisait l’appareil d’origine s’il était encore disponible et opérationnel. Sinon, il fallait trouver des équipements du même type et de la même marque, ou des appareils utilisés du temps de la création de l’œuvre qui évoquaient les formes et l’ambiance de l’époque. Les discussions tournaient autour de la valeur historique des installations vidéo et des arts électroniques en général ; il s’agissait de savoir si les œuvres exposées avec des équipements anciens paraissaient archaïques ou surannées aux yeux du public actuel, ou si elles véhiculaient encore le sens de l’œuvre de manière fidèle et immédiate. En fait, certaines réactions de la presse ont semblé confirmer que les équipements anciens peuvent parfois retenir toute l’attention, et ce, au détriment de l’œuvre.
PACKED : Ce sont ces deux projets qui vous ont menée vers la conservation d’œuvres d’art médiatiques ?
Joanna Phillips : Oui, ce fut très certainement un tournant pour moi ! Quand je suis entrée au Guggenheim en 2008, j’avais postulé pour le poste de conservateur adjoint en art contemporain. L’intitulé ne visait pas particulièrement les arts médiatiques, mais vu que les autres œuvres de la collection étaient déjà prises en charge par mes collègues spécialisés dans des domaines plus traditionnels – peinture, objets d’art, dessin –, je me suis concentrée exclusivement sur les arts médiatiques. Depuis, j’ai monté un petit laboratoire de conservation et j’essaie de mettre en place des procédures pour la documentation et la préservation de nos œuvres médiatiques. À vrai dire, l’ampleur de cette fonction est tellement importante que je n’aurais pas le temps de me consacrer aux autres œuvres contemporaines de la collection.
PACKED : Personne ne s’occupait des arts médiatiques avant votre arrivée au Guggenheim ?
Joanna Phillips : Aucun conservateur n’était expressément affecté à ces œuvres ; la tâche était partagée entre plusieurs services. Les prémices d’une entité à part entière sont apparues lors du Variable Media Initiative8, qui a eu lieu entre 2001 et 2004 au Guggenheim à l’instigation de Jon Ippolito9, ancien commissaire d’exposition adjoint, et de Carol Stringari10, ex-conservatrice responsable de l’art contemporain et aujourd’hui conservatrice en chef. Avec l’aide de membres du Variable Media comme Caitlin Jones11, ce projet avait pour objectif d’élaborer des stratégies de préservation pour toutes les formes d’art contemporain variables, pas seulement les œuvres médiatiques. Les aspects plus techniques des arts médiatiques, tels que la migration vers d’autres formats ou la sélection et le remplacement des équipements, ont été pris en charge par Paul Kuranko12, notre ancien spécialiste médias qui s’occupe aujourd’hui de l’accrochage des œuvres.
S’il est important que les différents services d’une institution artistique débattent des stratégies mises en place, il devient également de plus en plus évident aujourd’hui que des compétences communes doivent unir la compréhension technique d’une œuvre et l’approche éthique du travail de conservateur. Bien que la nécessité d’avoir un conservateur d’œuvres médiatiques ne soit pas encore largement reconnue, les professionnels développent des compétences propres à cette fonction. Divers domaines sont amenés à préserver des médias, et ce, de manières différentes selon la structure de l’institution et les personnalités qui composent son personnel. Au Guggenheim, le service de conservation s’est élargi pour prendre en charge les œuvres médiatiques de la collection. Bien que ma fonction soit encore officiellement celle de « conservateur en art contemporain », mes activités s’apparentent plus à celles d’un « conservateur en arts médiatiques ». À ma connaissance, le seul musée aux États-Unis à avoir créé un tel poste est le MoMA13, qui a recruté Glenn Wharton14. C’est sans doute l’envergure immense de la collection du MoMA – ils possèdent environ 1500 ou 2000 œuvres médiatiques – qui a favorisé cette décision innovante. À titre de comparaison, nous n’avons ici que 250 à 300 œuvres médiatiques. Mais cela reste un nombre trop important pour que je puisse m’en occuper seule !
PACKED : Quel type d’œuvres médiatiques la collection du musée Guggenheim contient-elle ?
Joanna Phillips : La plupart des œuvres sont des vidéos monobande15 ou des installations vidéo, mais nous avons également une trentaine d’installations utilisant des films 16 mm16 et 35 mm17. Nous possédons assez peu d’œuvres à composantes informatiques. Comme beaucoup d’autres musées, le Guggenheim a commencé à acquérir des œuvres vidéo principalement dans les années 1990 et a également hérité quelques pièces issues de collections privées. Malheureusement, celles-ci ne contenaient pas toujours les bandes maîtresses des vidéos.
PACKED : Retrouver les bandes maîtresses de ces œuvres fait donc partie de vos missions ?
Joanna Phillips : Oui, mais cela a déjà en grande partie été fait dans le cadre du Variable Media Project. Caitlin Jones a effectué un travail extraordinaire en remontant jusqu’aux donateurs ou aux artistes pour récupérer les bandes maîtresses à destination de nos archives. Aujourd’hui, lorsqu’on acquiert une œuvre, je me renseigne toujours sur le format de production, lequel déterminera le choix du format pour la bande maîtresse. D’expérience, je sais qu’il ne faut jamais acquérir une vidéo sans inspecter minutieusement le master, parce que la plupart du temps ni l’artiste, ni la galerie, ni l’intermédiaire ne vérifieront la qualité de celle-ci. Certaines vidéos acquises il y a quelques années ont des problèmes de cross-color18, des niveaux de noir trop élevés19, des débits de bits par seconde trop bas sur DVD20, ou encore des problèmes de format d’image21 – simplement parce que les copies ont été mal faites. C’est l’une des raisons pour lesquelles il était si important d’installer, dans notre laboratoire de conservation, un poste de visionnage équipé d’un lecteur Digital Betacam22 et d’une carte BlackMagic23 où l’on puisse lire des fichiers vidéo sur un moniteur de contrôle CRT24. Je visionne et vérifie systématiquement les vidéos avant leur numérisation ou leur préparation pour une exposition, pour m’assurer que la copie montrée ne compromet pas la qualité de l’œuvre.
En réalité, ce problème ne concerne pas uniquement la vidéo ; les films aussi doivent être minutieusement vérifiés au moment de l’acquisition. Nous avons déjà reçu, même de la part d’artistes de grande renommée, des interpositifs25 et des internégatifs26 accidentellement tirés sur des pellicules d’acétate27, des copies de référence28 mal synchronisées, ou encore des films dont l’image sautait verticalement, ce qui arrive lorsque le révélateur n’est pas changé régulièrement lors du développement. Nous avons découvert, en discutant de ces phénomènes avec les artistes, qu’ils étaient choqués par la piètre qualité des matériaux d’archivage et qu’ils avaient simplement fait confiance à l’expertise des entreprises. Le problème de la pellicule, c’est qu’il s’agit d’une industrie mourante ; la qualité et les compétences des fabricants se trouvent souvent compromises dès lors que leurs effectifs sont réduits ou restructurés.
PACKED : Où stockez-vous les équipements de toutes ces œuvres ?
Joanna Phillips : Cela dépend du type d’équipements. Les appareils de lecture et de monstration sont répartis en trois catégories : les équipements non affectés à une œuvre ; ceux destinés à une œuvre en particulier; et les équipements obsolètes, utilisés par plusieurs œuvres. La majorité des équipements appartiennent à la première catégorie : ils ne sont réservés à aucune œuvre particulière, ils sont interchangeables et on peut les vendre, les donner ou s’en débarrasser lorsqu’ils deviennent obsolètes. Les équipements de ce type sont stockés dans un entrepôt à Brooklyn. Ils sont rangés sur des palettes et emballés sous film plastique pour les protéger de la poussière. Un inventaire permettant de les localiser est tenu à jour sur un fichier Excel. Par exemple, on peut voir que les lecteurs LaserDisc29 se trouvent sur la palette G. Lorsqu’on a besoin d’un appareil, on déballe le contenu de la palette, on retire les éléments qui nous intéressent, puis on remballe le tout et on met le fichier à jour.
Les équipements de la deuxième catégorie sont bien plus précieux. On les stocke dans une pièce climatisée avec les autres éléments de l’œuvre. Ces appareils ont parfois été modifiés par l’artiste, faits sur mesure ou personnalisés ; c’est parfois un élément tiré d’une performance possédant une forte valeur historique. Ils sont uniques et non remplaçables.
La troisième catégorie, qui regroupe les équipements obsolètes partagés entre plusieurs œuvres, est plus petite, mais elle vient d’être créée et est en nette expansion. Elle concerne les équipements dont la production a cessé et qu’on trouve de plus en plus difficilement, comme les projecteurs de diapositives, les projecteurs 16 mm ou les moniteurs à tube cathodique. Il est nécessaire de conserver ces appareils pour montrer certaines œuvres dépendantes d’une technologie particulière plus que d’une marque ou d’un modèle précis. Nous avons commencé à collecter ce genre d’équipements il y a peu, en raison du déclin des technologies analogiques. Dans le passé, le Guggenheim n’a jamais vraiment conservé ni fait de réserves d’équipements, notamment parce que de tels espaces de stockage coûtent très cher à New York, mais aussi parce que le musée s’est toujours davantage focalisé sur les expositions. En outre, les frais de conservation de la collection étaient autrefois couverts pour la plupart par les seuls budgets alloués aux expositions. Cela signifie qu’on ne pouvait financer la conservation ou la migration d’une œuvre que si elle était sélectionnée pour une exposition. Il était difficile d’obtenir un budget pour des stratégies de préservation qui ne concernaient pas une œuvre en particulier, comme l’achat préventif de pièces de rechange ou d’équipements obsolètes. Depuis lors, un fonds de collection a été créé et permet de mener une politique plus viable.
PACKED : Comment conservez-vous les équipements les plus précieux ?
Joanna Phillips : Pendant un certain nombre d’années, ils étaient conservés et traités comme les autres éléments d’une installation, en partie dans des caisses et dans des boîtes d’archivage. Nous essayons en ce moment de trouver une solution adéquate pour stocker les équipements réservés à une œuvre et les équipements obsolètes partagés entre plusieurs œuvres. L’un de nos objectifs à long terme est de conserver les équipements réservés ailleurs que dans les caisses ou les boîtes, sur des étagères et dans un lieu de stockage spécifique. Pour l’instant, ils sont stockés dans des boîtes Pelican30, recouverts de papier bulle ou conservés dans leur emballage d’origine. Récemment nous avons commencé à déménager de l’entrepôt vers les magasins où sont entreposées les œuvres d’art, certains équipements anciennement considérés comme génériques et appartenant à la première catégorie. Cette décision a été prise parce que l’importance des différents équipements est en train de changer ; nous essayons de préserver certains appareils qui deviennent obsolètes et se raréfient. On peut citer, entre autres exemples les rétroprojecteurs utilisés dans une pièce31 de Kara Walker32, les projecteurs 16 mm des installations de Tacita Dean33, ou encore les moniteurs à tube cathodique des installations de Vito Acconci34 ou de Marina Abramovic35.
PACKED : Comment ce matériel est-il inventorié ?
Joanna Phillips : Les équipements qui ne sont pas destinés à une œuvre sont repris sur un fichier Excel ; ceux réservés à une œuvre ont un numéro de composant et sont catalogués comme « partie de l’œuvre » dans TMS36, la base de données du musée. Je n’ai pas encore trouvé de solution optimale pour les équipements partagés entre plusieurs œuvres. L’idéal, selon moi, serait que l’on puisse connaître et suivre les œuvres et les expositions pour lesquelles un appareil a été utilisé et pendant combien de temps. Il y a encore du travail à ce niveau-là.
PACKED : Y a-t-il des installations dont vous possédez les bandes vidéo mais pas les équipements ?
Joanna Phillips : Oui, c’est le cas de la plupart des œuvres monobande, et aussi de nombreuses installations. Cela ne pose aucun problème du moment que l’œuvre n’est pas dépendante d’une certaine technologie ou que celle-ci est encore disponible lorsque l’œuvre est exposée. Nous avons vu récemment – en préparant l’exposition actuelle Haunted37 – combien il pouvait être difficile de montrer une œuvre requérant des moniteurs à tube cathodique que nous ne possédons pas parce que nous n’en avons pas acheté à l’époque où ils étaient faciles à trouver.
L’installation comportant cinq vidéos de Marina Abramovic intitulée Cleaning the mirror I compte cinq moniteurs à tube cathodique empilés les uns sur les autres, de forme cubique et de couleur sombre. L’artiste n’a aucune préférence de modèle ou de marque, mais elle a des exigences esthétiques très précises. Nous avons décidé ensemble d’utiliser les moniteurs Sony 2030 PVM, qui sont assez courants, et même omniprésents dans les musées et les galeries depuis quelques dizaines d’années. Mais ils sont déjà très difficiles à trouver ! On ne trouve pratiquement plus de tubes cathodiques sur eBay ; nous avons finalement déniché de très vieux PVM dont se débarrassait une société de télédiffusion qui cessait ses activités. Ils étaient très sales et complètement déréglés au niveau de la balance des blancs, du zoom et de la convergence. Il a fallu les démonter, les nettoyer, les régler et même ajouter des petits aimants à l’arrière des tubes pour corriger la convergence, parce que ce n’était plus possible avec les vis de réglage présentes sur les circuits imprimés. C’était beaucoup de travail.
PACKED : Qui s’est chargé de la maintenance et des réparations ?
Joanna Phillips : Pour les moniteurs, j’ai collaboré avec Maurice Schechter, chef ingénieur chez DuArt Film & Video38 à Manhattan. Je dois beaucoup à son immense expérience et à ses connaissances sans borne et j’apprends, encore aujourd’hui, énormément à son contact. Il m’a également aidé à trouver les moniteurs. Il faut se construire un solide réseau quand on travaille avec des équipements obsolètes.
PACKED : Si les manuels existent, sont-ils stockés avec les équipements ?
Joanna Phillips : Non, nous les conservons séparément.
PACKED : Lorsque vous prêtez une œuvre à un musée, les équipements sont-ils fournis ?
Joanna Phillips : Non, en tout cas pas les équipements génériques. Par contre, nous donnons au bénéficiaire du prêt des indications précises sur les équipements que nous employons. Nous devons également approuver le matériel qu’il propose d’utiliser. Nous fournissons cependant les équipements qui sont déstinés uniquement à une œuvre ou, dans certains cas, les appareils rares et obsolètes, à titre de courtoisie même s’il ne s’agit pas d’un équipement à proprement parlé. Cela dit, nous sommes plus enclins à envoyer des projecteurs de diapositives ou des rétroprojecteurs – pour les projecteurs 16 mm ou les moniteurs à tube cathodique, nous préférons que l’institution loue ou achète son propre matériel, et ce, pour deux raisons : d’une part, nous sommes attentifs à la durée de vie de nos appareils obsolètes et, d’autre part, nous ne pouvons garantir que notre matériel tiendra pendant toute la durée de l’exposition. Nous préférons que le bénéficiaire du prêt soit lui-même responsable de la maintenance et des réparations, le cas échéant.
PACKED : Avez-vous des moniteurs de rechange pour l’installation Cleaning the mirror de Marina Abramovic ?
Joanna Phillips : Oui, nous avons un moniteur de réserve ; un appareil de secours est toujours prévu.
PACKED : Comment trouvez-vous les manuels d’entretien ?
Joanna Phillips : J’essaie d’abord sur Internet. Mon collègue ingénieur Maurice Schechter m’a fait découvrir une collection très complète de notices techniques, qui s’appelle 'Photofact'39. Elle a été réalisée par des gens qui ont commencé, dans les années 70, à réécrire les manuels des appareils qui sortaient sur le marché. Chaque numéro de 'Photofact' reprend différents équipements audio ou vidéo, aujourd’hui très anciens. L’idée était de créer des manuels faciles à comprendre pour la communauté des « bricoleurs » et autres techniciens amateurs, avec des photos des circuits imprimés et des descriptions détaillées des appareils. On peut aussi trouver ces brochures sur Internet. C’est grâce à l’une d’elles que nous avons pu restaurer l’œuvre de Nam June Paik Random Access !40
PACKED : Comment ces manuels sont-ils liés à l’œuvre ou aux équipements dans votre système TMS ?
Joanna Phillips : Malheureusement, la gestion de données dans TMS n’est pas optimisée pour les œuvres à composantes technologiques. Dès lors, en attendant que TMS soit amélioré, nous devons mettre en place un système de documentation complémentaire : on importe des fichiers texte modulaires dans TMS sous forme de PDF. Les équipements sont répertoriés sur des formulaires de documentation où une case, lorsqu’elle est cochée, indique l’existence de manuels ou d’autres documents. Les fiches techniques, généralement imprimées depuis Internet et reprenant les spécifications techniques de l’appareil, sont conservées dans nos dossiers de conservation, qui sont des classeurs contenant la documentation papier. Les manuels de service sont rangés avec les autres manuels.
PACKED : Comme dans les archives techniques d’une station de télévision ou de radiodiffusion ?
Joanna Phillips : Oui, toutes proportions gardées.
PACKED : Le reste de la documentation de l’œuvre, comme le dossier de presse, se trouve dans ce classeur ?
Joanna Phillips : Oui, ainsi que toute la correspondance électronique se rapportant à l’œuvre. Je ne suis pas satisfaite de ce système papier. Une base de données serait beaucoup plus efficace, plus simple à partager ou à modifier, mais ce n’est pas encore possible dans TMS. Actuellement, si je veux modifier un élément de la documentation d’un appareil, je dois effacer le PDF de la base de données, modifier la version Word, l’exporter en PDF avant de l’importer de nouveau dans TMS !
PACKED : Les équipements sont-ils régulièrement entretenus ou révisés ?
Joanna Phillips : Non, il n’y a pas de maintenance régulière. Les équipements sont entretenus ou réparés avant de partir pour une exposition ou, parfois, au retour d’une exposition, s’ils ont l’air en mauvais état.
PACKED : Les équipements utilisés pour une exposition bénéficient-ils d’un régime spécifique ?
Joanna Phillips : Cela dépend du type d’équipements. Pendant une exposition, les appareils anciens et fragiles comme les projecteurs de diapositives ou de films sont nettoyés et entretenus chaque semaine. On laisse les vieux moniteurs à tube cathodique sous tension pendant toute la durée de l’exposition pour prolonger leur durée de vie. Il suffit simplement de débrancher la source vidéo, alimentée séparément, pour préserver les luminophores. Il faut à tout prix maintenir les tubes à température constante et éviter les hausses de courant soudaines provoquées par la mise sous tension de l’appareil. Ainsi, on préserve non seulement le tube cathodique mais aussi les différents réglages enregistrés comme la balance des blancs par exemple. Pour l’œuvre de Marina Abramovic Cleaning the Mirror, nous avions même décidé de désactiver l’utilisation des boutons on/off pour empêcher les visiteurs d’éteindre les moniteurs. Ceux-ci doivent bien sûr être nettoyés régulièrement, vu la quantité de poussière qui s’y accumule en raison de leur charge électrique.
PACKED : D’après votre expérience, quels sont les équipements ou les composants qui posent le plus de problèmes ?
Joanna Phillips : Selon moi, ce sont les tubes cathodiques. Un tube trop usé ne peut pas être restauré. D’autres types d’équipements obsolètes comme les appareils de lecture de bobines audio ou vidéo, ou les projecteurs de films, ont davantage de chances de survie, même si on ne trouve plus certaines pièces mécaniques ou électroniques et qu’il faut les reproduire pour que l’appareil fonctionne. Les têtes de lecture deviennent évidemment un problème majeur. En ce qui concerne les tubes cathodiques, c’est particulièrement difficile en ce moment car la production n’a cessé que depuis quelques années ; ils sont encore très présents dans nos mémoires et nos attentes. Nous nous sommes habitués, en grandissant, à voir une image dans une boîte, à ses qualités sculpturales, à l’esthétique des lignes qui composent l’image et, bien sûr, au format 4:341, utilisé par la plupart des artistes jusqu’il y a peu. Beaucoup d’artistes insistent sur la présentation de leurs œuvres au format 4:3 et nous devons pouvoir répondre à cette demande le plus longtemps possible. J’ai appris, en préparant les moniteurs pour l’œuvre d’Abramovic, que cela pouvait déjà être très difficile aujourd’hui, en particulier si on ne dispose pas déjà d’un stock réalisé au préalable. Je pense que beaucoup d’œuvres devront subir une transformation conceptuelle ou esthétique majeure dans les prochaines années, sous peine de ne plus plus pouvoir être montrées.
PACKED : Comment sont préservées vos œuvres vidéo ?
Joanna Phillips : Quand nous acquérons une œuvre vidéo, nous demandons à l’artiste une copie maîtresse et une copie d’exposition. Pour la vidéo SD42, nous demandons du Digital Betacam et des fichiers .mov en 10 bits non compressés43 ; pour la HD44, ce sont principalement du HDCAM-SR45 (selon le format de production) et des fichiers .mov46 10 bits non compressés. Nous créons ensuite des bandes et des fichiers clones pour assurer une redondance dans le stockage. Nous sommes également en train de numériser, petit à petit, toute notre collection de bandes vidéo au format .mov 10 bits non compressé.
Par conséquent, notre besoin grandissant de serveurs devient un réel problème, surtout depuis que la plupart des artistes ont commencé à travailler en haute définition, ce qui prend encore plus d’espace de stockage. Nous développons actuellement de nouvelles stratégies de stockage en collaboration avec le service informatique. L’une de nos priorités, en termes de conservation, est qu’un serveur soit entièrement consacré aux œuvres d’art, que l’on dispose d’un espace de stockage redondant et d’une sauvegarde hors site.
PACKED : Comment est financée la numérisation des bandes vidéo ?
Joanna Phillips : Lorsqu’une œuvre de la collection est sélectionnée pour une exposition ici ou dans une autre institution, elle est numérisée. Cette opération est financée par le budget de l’exposition, pour ainsi dire, en tant en préparation de l’œuvre pour cette exposition et les suivantes. Une exposition est, à plusieurs égards, un bon moment pour numériser une œuvre : premièrement, elle doit être vérifiée de toute façon ; ensuite, on en profite parfois pour créer de nouvelles copies d’exposition ; enfin, l’artiste est contacté à l’occasion de l’exposition et on peut donc le consulter facilement à propos d’une ou plusieurs questions en suspens concernant la conservation. Pour les nouvelles acquisitions, nous avons commencé à demander des copies en fichiers .mov 10 bits non compressés en plus du master sur bande.
PACKED : Les transferts et les copies sont-ils réalisés au sein du musée ?
Joanna Phillips : Non, seuls le premier visionnage et le contrôle qualité sont faits ici. La numérisation est réalisée dans un studio de post-production. L’infrastructure dont nous disposons ici est suffisante mais assez réduite ; cela comprend un moniteur de contrôle, un vectorscope47 et un oscilloscope pour contrôler le signal vidéo. Un commutateur permet de comparer les signaux provenant de différentes sources. Le grand avantage de pouvoir examiner les vidéos ici, c’est qu’on ne doit payer aucun technicien audiovisuel pour nous assister et qu’on peut prendre tout le temps qu’il nous faut. Lorsque je visionne des vidéo dans un studio de post-production, je ressens une certaine pression car cela peut coûter jusqu’à 250 $ de l’heure d’avoir du personnel dont le temps est exclusivement consacré à votre projet.
Ici, au labo, je peux revoir une séquence autant de fois que je veux, mais aussi faire des captures d’écran d’erreurs dans l’image à des fins de documentation. Cela dit, lorsque je tombe sur quelque chose d’inconnu, je vais tout de même solliciter l’avis des professionnels du studio de post-production et analyser la séquence avec eux.
PACKED : Ce type d’aspects techniques fait-il également partie de la documentation d’une œuvre ?
Joanna Phillips : Oui, j’essaie de documenter tout ce que j’estime nécessaire à la compréhension de l’œuvre. Outre des textes, je suis très favorable à la documentation vidéo. J’ai par exemple réalisé une vidéo de trois minutes expliquant le traitement qu’ont subi les vieux moniteurs PVM pour l’œuvre d’Abramovic Cleaning the Mirror, comment nous les avons démontés, nettoyés et réglés. 48
PACKED : Cette documentation est-elle ajoutée au dossier de l’œuvre ?
Joanna Phillips : Oui, toutes les images et les vidéos sur la conservation d’une œuvre sont stockées sur un serveur. Nous ajoutons des métadonnées aux images dans Lightroom49. Celles des vidéos ne sont pas intégrées aux fichiers, mais se trouvent dans un fichier texte lisez_moi séparé, au format RTF, rangé dans le même dossier.
PACKED : Le Guggenheim acquiert-il les équipements en même temps que les œuvres ?
Joanna Phillips : En général, non, sauf s’il s’agit d’équipements spécialement affectés à une œuvre, bien sûr. Si l’œuvre utilise des équipements non destinés à une œuvre mais obsolètes, le service de conservation du musée recommandera fortement qu’on les achète. Malheureusement, ces coûts ne sont généralement pas prévus dans le budget des acquisitions et il faut parfois attendre que l’œuvre soit montrée pour financer les équipements grâce au budget de l’exposition. Un bon exemple est l’œuvre de Sharon Hayes50 In the near future, que nous avons acquise il y a quelques semaines et qui utilise des projecteurs de diapositives. La pièce en compte treize dont le prix et la rareté montent en flèche,et cela vaut aussi pour les lentilles. Les projecteurs n’étaient pas fournis avec l’œuvre, mais l’artiste a proposé de nous en procurer à bon prix. Nous avons heureusement pu accepter sa proposition parce que la pièce devait être prochainement exposée. Sans cela, nous aurions eu de gros problèmes, parce que notre réserve d’équipements « partagés » ne contenait pas assez de projecteurs de diapositives pour montrer l’œuvre. En outre, on peut s’attendre à ce que ce type d’appareils devienne très rare et très cher, même d’ici un an ou deux.
PACKED : À quel moment documentez-vous des œuvres pour lesquelles cela n’a pas encore été fait ?
Joanna Phillips : Le meilleur moment pour le faire, c’est lorsque l’on installe la pièce, sur place, en situation d’échange avec l’artiste ou son assistant. C’est à ce moment que beaucoup de questions importantes sont soulevées et que des décisions techniques et esthétiques sont prises et peuvent être documentées. Encore une fois, la documentation vidéo se prête parfaitement à cette circonstance, beaucoup mieux que des photographies. Le problème, c’est que je n’ai pas le temps de monter tout ce que je filme. J’ai décidé de n’enregistrer que très peu d’images pour éviter d’accumuler trop de retard, d’informations non éditées, inaccessibles ou incompréhensibles pour les autres. J’aimerais beaucoup confier le montage à quelqu’un d’autre. Mais vu que je suis toute seule pour le moment et que les budgets sont serrés, je dois m’assurer que la quantité d’informations recueillies reste gérable.
PACKED : La documentation comprend-elle également des interviews des artistes ?
Joanna Phillips : Oui, nous rencontrons régulièrement les artistes durant la préparation des expositions, ou alors c’est le service de conservation qui invite l’artiste pour discuter de points précis concernant la préservation de l’œuvre. Ces interviews sont enregistrées ou filmées, puis retranscrites et insérées dans la base de données pour que toute l’équipe puisse en bénéficier.
PACKED : Lorsque la restauration d’une œuvre exige de modifier un élément, cela se fait-il toujours en collaboration avec l’artiste ?
Joanna Phillips : Si l’artiste est vivant et disponible, nous tenons toujours compte de ses recommandations et de son point de vue dans nos prises de décisions. Cependant, pour l’art contemporain et les installations, ces modifications ont souvent lieu à l’occasion d’une exposition et pas forcément dans le laboratoire de conservation. L’artiste désire adapter l’œuvre à l’espace et à ses conditions spécifiques, ou « mettre à jour » la technologie pour améliorer l’expérience du visiteur. C’est particulièrement le cas au musée Guggenheim, parce que l’ancien bâtiment conçu par Frank Lloyd Wright ne comporte pas vraiment d’espaces pour lesquels les œuvres médiatiques sont généralement conçues : le White Cube ou la Black Box. Les pièces ne sont pas assez sombres, elles résonnent, il n’y a pas d’espaces clos, les sons se réverbèrent sur les murs et le sol, et la variabilité des œuvres est souvent poussée jusqu’à la limite. En tant que conservatrice, j’essaie de prendre en considération les précédentes manières dont l’œuvre a été montrée et de les comparer à celle que nous avons choisie au Guggenheim. Cette vision d’ensemble me permet de mieux comprendre l’identité de l’œuvre et les limites de sa flexibilité. J’enregistre les propos de l’artiste sur sa conception de l’œuvre et je l’interroge sur les différentes modalités d’accrochage futures envisageables.
Si un artiste souhaite mettre à jour une œuvre à tel point que cela transforme radicalement son sens ou son identité, nous négocions de présenter cette nouvelle version datée en tant que telle, même si c’est celle qui sera adoptée pour les prochaines expositions. La vidéo Sleeptalking de Pierre Huyghe51 en est un bon exemple. Dans la version originale, une vidéo de trois minutes était jouée en boucle pour correspondre à une bande sonore de 64 min diffusée séparément depuis un lecteur CD. Douze ans après la création de l’œuvre, Huyghe a voulu combiner l’audio et la vidéo. Quand nous avons reçu la vidéo remasterisée, nous avons remarqué que l’image n’était plus en boucle mais avait été remontée pour atteindre la durée de 64 min. Bien que ce soit la manière dont l’artiste a toujours voulu montrer cette œuvre, Sleeptalking est aujourd’hui présentée comme version remasterisée 1998/2010.
PACKED : Comment gérez-vous les connaissances techniques nécessaires à la gestion de la collection ?
Joanna Phillips : J’essaie de comprendre ces technologies autant que possible et d’élargir mes connaissances en collaborant avec les bons spécialistes. Mais les œuvres médiatiques ont ceci de particulier, selon moi, que l’on ne peut jamais absolument tout connaître, simplement parce que la technologie évolue sans cesse et progresse très rapidement. D’où l’importance de développer et d’entretenir de bonnes relations avec des ingénieurs, des techniciens audiovisuels, des passionnés du film et de la pellicule ainsi que d’autres spécialistes, afin de bénéficier de leur expertise et sélectionner les connaissances utiles pour les apporter au domaine de la conservation.
Notes