Entretien avec Chi Tien Lui (CTL Electronics)

CTL Electronics, New York, 30 mai 2011

 

Chi Tien Lui, électronicien né en Chine, a fondé CTL Electronics en 1968. Son magasin fut l’un des premiers lieu à aider les artistes dans la manipulation des premiers formats vidéo amateurs et de systèmes tel que le célèbre Sony Portapak1, cela en leur louant des équipements et en leur apprenant à les utiliser. Durant cette période fut aussi publié le CTL Videotools Catalog2, fournissant de précieuses informations aux artistes et autres enthousiastes sur les outils vidéo alors disponibles. De plus, CLT Electronics assure depuis sa création jusqu'à aujourd'hui un service de maintenance et de réparation pour plusieurs générations d’appareils électroniques. Emanuel Lorrain (PACKED vzw) a interrogé Chi Tien Lui sur son expérience en matière d’équipements vidéo et sur le nouveau rôle qu’il a rempli, ces dernières années, en aidant les musées à entretenir leurs installations vidéo.

 

  • 1. En 1967, Sony lance le premier Portapak, le Sony Video Rover DV-2400. Ce fut le premier système vidéo « portable », composé de deux appareils séparés : une grande caméra noir et blanc et un magnétoscope de bande  ½ pouce hélicoïdal, capable uniquement d’enregistrer. Un appareil de la série Sony CV était nécessaire pour lire les bandes. Malgré son poids et son côté bancal, le Portapak était assez léger pour qu’une seule personne puisse le transporter. Cependant, c’étaient généralement deux personnes qui le manipulaient : une à la caméra et l’autre au magnétoscope. (Source : History of camcorders, Mark Shapiro)
  • 2. Voir http://www.ctlny.com/about/VideoTools1/VideoTools1.html

PACKED : Quel est votre parcours ? Comment avez-vous créé CTL Electronics ?

Chi Tien Lui :Je suis devenu électronicien amateur très jeune. Ça a commencé à Taiwan, pendant mes premières années d'enseignement secondaire en électronique. Avec un de mes camarades, nous construisions des batteries et nous brûlions nos vêtements avec l’oxyde (rires). Nous travaillons toujours ensemble aujourd’hui.

Adolescent, je fabriquais des récepteurs à cristal, des tubes électroniques, des amplificateurs, des moteurs, etc., toutes sortes de choses qu’on aime à cet âge-là. Après l'enseignement secondaire, je suis parti travailler comme électricien sur des bateaux américains. C’est comme ça que j’acquis mes premières connaissances en électricité. Je sais entretenir et réparer tout ce qui se trouve dans ce bâtiment, même l’ascenseur.

Je suis arrivé aux États-Unis en 1960, à l’âge de 19 ans. J’ai d’abord travaillé dans un magasin de réparation de radios, puis j’ai suivi une formation pour parfaire mes compétences en électronique. Dans les années soixante, toutes les entreprises d’électronique étaient axées sur l’espace. J’ai ainsi travaillé sur un certain nombre de petits appareils électroniques pour des simulateurs de vol ainsi que sur le réservoir à carburant du vaisseau Apollo.

 

Chi Tien Lui et son ancien camarade de classe et collègue.

 

PACKED : Quand avez-vous commencé à travailler avec la vidéo ?

Chi Tien Lui :Plus tard, quand j’ai travaillé pour l’entreprise de Harry Lefkowitz, GBC Corp. of America. Elle collaborait avec Sony par l’intermédiaire de Sam Adwar, qui travaillait pour eux, et j’ai été le premier technicien formé pour assurer l’entretien de leurs lecteurs vidéo CV3. C’est aussi comme ça que j’ai rencontré beaucoup de clients célèbres, parce qu’à l’époque, seuls les riches pouvaient s’offrir ce genre d’équipements.

J’ai alors estimé que c’était le bon moment pour monter ma propre affaire. Je me suis installé à trois rues de l’endroit où  se trouve CTL Electronics aujourd’hui. Aux débuts de la vidéo, je travaillais avec des producteurs de films, des écoles, des publicitaires ou avec le gouvernement, mais la plupart de mes clients étaient des artistes.

 

Plaques de vendeur agréé pour SONY et Panasonic attribuées à C.T.L. Electronics.

 

PACKED : Est-ce comme ça que vous avez rencontré Nam June Paik4 ?

Chi Tien Lui :Oui, Nam June Paik est entré un jour dans mon magasin avec une caméra dont l’image était très mauvaise. Je lui ai dit que je pouvais la réparer. Nous sommes devenus amis, et par la suite il m’appelait souvent quand il avait besoin d’aide pour une installation. J’ai toujours ici des équipements qui lui appartenaient, mais qu’il ne pouvait plus stocker.

Nam June Paik utilisait des coloriseurs qu’un ingénieur japonais avant conçus pour lui. À l’époque, la vidéo était en noir et blanc seulement. Quand les gens ont vu qu’on pouvait mettre un signal noir et blanc dans un boîtier et en tirer de la couleur, ils ont tous aimé. C’était très psychédélique parce que la couleur semblait irréelle. En ce temps-là, tout le monde se défonçait et aimait les trucs psychédéliques (rires). J’ai donc construit et vendu une centaine de coloriseurs. Tout le monde les achetait. Les affaires ont commencé à bien marcher après ça. Quand les affaires vont bien, on devient moins rigoureux et on pense que quoi qu’on fasse, ça va marcher. Et plusieurs fois, mon activité a vraiment dégringolé. Elle s’est stabilisée quand j’ai déménagé dans les locaux actuels. Mais aujourd’hui, avec l’arrivée des nouvelles technologies électroniques, je ne fais plus d’entretien d’équipements vidéo. Un lecteur DVD coûte 40 dollars. Qui va faire réparer le sien alors que cela coûterai plus cher que d’en acheter un neuf ?

 

PACKED : Comment évoluent votre activité ?

Chi Tien Lui :Je m’occupe toujours de transferts de bandes vidéo puisque les vieilles machines sont toujours nécessaires pour le faire. Rares sont ceux qui ont une réserve d’équipements anciens et qui savent les entretenir aussi bien que moi. C’est pour cette raison que j’ai commencé à faire du transfert de bandes vidéo et à m’occuper de certaines œuvres de Nam June Paik qui appartiennent à des collections de musées.

 

PACKED : Quand avez-vous commencé à travailler avec des musées ?

Chi Tien Lui :Il y a environ cinq ans, j’ai participé à une réunion au musée d’Art moderne de New York5, où toutes les institutions parlaient de façon très théorique de comment sauver les œuvres de Nam June. J’ai levé le bras et j’ai dit « Vous savez, je pourrais prolonger la durée de vie de Nam June ». Je le connaissais et j’avais travaillé avec lui, donc je savais comment il travaillait. C’est comme ça que j’ai commencé à trouver des clients dans ce domaine.

En ce moment, je m’occupe du remplacement des 450 téléviseurs de l’œuvre The Chase Video Matrix6 pour la collection J.P. Morgan Chase7. Je travaille aussi avec le Whitney Museum8 et le Guggenheim9 de New York. Je suis à la retraite, mais j’apprécie ce genre de missions. Nam June a donc lui aussi prolongé ma durée de vie, et j’en suis ravi (rires).

La plupart des gens ne réalisent pas que les œuvres de Nam June Paik nécessitent un travail de maintenance considérable. Vous rendez-vous compte de ce que cela implique d’allumer et d’éteindre chaque jour 450 téléviseurs ? Entretenir un mur vidéo, c’est presque comme peindre un pont. Quand on a fini, il faut déjà recommencer.

 

PACKED : Quelle est votre approche face à la maintenance de ces œuvres ?

Chi Tien Lui :Les prochaines années risquent d’être difficiles. La méthode actuelle consiste à remplacer les équipements lorsque c’est nécessaire. Quand on entretient une œuvre, on n’essaie de ne pas la réparer, mais plutôt de remplacer l’appareil défectueux. Aujourd’hui, cette méthode est la meilleure, parce que remplacer un moniteur CRT10 coûte moins cher que de le remettre à neuf et le réaligner.

 

Moniteurs CRT empilés à C.T.L. Electronics.

 

PACKED : Avez-vous une réserve d’équipements personnelle ?

Chi Tien Lui :Auparavant, je louais des équipements, mais plus maintenant. Je ne suis plus un fournisseur de matériel, mais j’en possède beaucoup quand même. Si je n’ai pas tel appareil en stock, je sais souvent où le trouver parce que cela fait longtemps que je travaille dans la vidéo. J’ai commencé en 1968 et je n’ai jamais rien jeté.

Je possède beaucoup de pièces détachées d’équipements anciens, mais il s’agit principalement de moniteurs, de téléviseurs et de lecteurs. J’ai aussi des caméras et des projecteurs. Si quelqu’un souhaite présenter une œuvre de Nam June Paik qui utilise des Portapak, j’en ai même des flambant neufs. Même Sony n’en a plus ! Je possède beaucoup de projecteurs tri-tube11, dont certains modèles très anciens, ainsi qu’un grand nombre de lecteurs U-matic avec chargement par le haut12.

 

Un tube de rechange pour projecteur tri-tube.

 

PACKED : Créer une réserve d’équipements de rechange est important, mais lorsqu’il s’agit d’éléments très particuliers et difficiles à trouver, la seule solution est souvent de les réparer.

Chi Tien Lui :En effet. Je travaille en ce moment sur une œuvre de Nam June Paik qui fait partie de la collection du musée Whitney. Elle utilise un téléviseur Conrac13, une marque américaine. Je ne peux pas le remplacer à cause de son aspect très particulier. En outre, le résultat serait probablement différent avec un autre appareil, parce que l’œuvre utilise un  grand aimant pour déformer l’image14.Dans ce cas précis, le tube cathodique est encore en bon état. Il faut seulement réparer l’électronique et trouver des pièces de remplacement.

 

Un moniteur en train d'être réparé à C.T.L. Electronics.

 

PACKED : Quelles sont les principales sources de problèmes pour les téléviseurs et les moniteurs CRT ?

Chi Tien Lui :La plupart du temps, c’est le tube cathodique lui-même qui pose problème, ainsi que les composants gérant la haute tension15. L’essentiel des pannes trouvent leur origine dans le canon à électrons et la couche phosphorescente du tube. Quand les gens me demande quelle est la durée de vie d’un tube cathodique, en générale, je leur réponds que cela dépend de la qualité des couleurs qu’ils souhaitent avoir. Dans un tube cathodique, le bleu est d’habitude le premier à se ternir parce que c’est la couleur qui consomme le plus d’énergie. Quand le bleu lâche, l’image devient orange. Ensuite viennent le rouge, puis le vert.

 

PACKED : Que peut-on faire quand cela se produit ?

Chi Tien Lui :Naguère, quand un tube cathodique devenait vieux, on le 'reboostait' pour que le filament produise plus de lumière dans le tube. C’est quelque chose que l’on peut toujours faire.

 

PACKED : Vous voulez dire utiliser un régénérateur ?

Chi Tien Lui :Oui, exactement.

 

PACKED : Qu’avez-vous fait pour l’œuvre de Nam June Paik qui utilise un aimant ?

Chi Tien Lui :Nous avons passé un mois à chercher une pièce de remplacement et à comprendre la tension utilisée par le tube, etc.

 

PACKED : Cela est-il dû au fait que les composants  à haute tension sont spécifiques à chaque tube ?

Chi Tien Lui :Oui, tout à fait. C’est pourquoi cela prend parfois du temps de trouver les bonnes pièces de rechange.

Il faut également passer par une phase de tests, parce que la nouvelle pièce est susceptible d’endommager le tube. En particulier dans le cas de cette œuvre où Nam June Paik a utilisé un aimant pour déformer l’image : quels seront les effets de l’aimant sur la nouvelle pièce ? Nous allons devoir faire de nombreux essais et ajuster la tension dans le but de parvenir à l’image souhaitée par le musée.

 

Un tube cathodique sorti de son boitier pour être maintenu.

 

PACKED :  Il s'agit dans cette œuvre d'un vieux téléviseur. Les équipements récents sont-ils plus difficiles à maintenir ?

Chi Tien Lui :Oui, parce que les fabricants ne veulent pas que quelqu’un d’autre le fasse. Prenons les moniteurs récents, par exemple. Je ne peux pas modifier la température de couleur, même si je sais qu’il y a une légère différence entre deux moniteurs. Ces réglages sont dans un circuit intégré. Pour les changer, il me faudrait trouver le code permettant d’accéder au mode service, dans lequel on peut agir sur la température de couleur. Les fabricants ont rendu toute intervention impossible. Comme ce sont des appareils numériques, on n’a plus accès à l’intérieur. Pour les gens comme nous qui viennent de l’analogique, c’est nettement moins intéressant.

Quant au tube cathodique, plus il s'agit d'un vieux modèle, plus il sera facile à entretenir. En revanche, il est très difficile pour nous de remplacer des circuits intégrés. Nous trouvons parfois d’autres circuits que nous pouvons utiliser, mais cela prend beaucoup de temps, alors que remplacer l’appareil entier serait très vite fait.

 

PACKED : Qu'en est-il des moniteurs qui composent l'œuvre du Smithsonian museum16 consistant en un mur vidéo ?

Chi Tien Lui :Je travaille avec le Smithsonian et je leur ai conseillé d’acquérir autant de moniteurs de rechange que possible, pour tous les types qu'ils possèdent. En fin de compte, tout dépend de la durée pendant laquelle on compte garder l’œuvre vivante, et de la fréquence de monstration prévue. Pour tous ceux qui possèdent des murs vidéo, c’est le moment d’acheter et de stocker les moniteurs encore disponibles.

 

PACKED : Quelles conditions de stockage recommandez-vous ?

Chi Tien Lui :Les conditions de stockage sont extrêmement importantes. Les appareils électroniques doivent être conservés à l’abri de l’humidité ; l’eau est un poison pour eux. À Taiwan, par exemple, le taux d’humidité est si élevé que les composants électroniques peuvent rouiller en un mois à peine. C’est la raison pour laquelle le gouvernement américain entrepose toutes ses machines en Arizona. C’est l’État le plus sec des États-Unis.

 

PACKED : L’humidité peut-elle aussi créer des problèmes de condensation ?

Chi Tien Lui :Il n’y a condensation que quand il y a changement de température. Il faut faire attention, lorsqu’on retire un équipement de son lieu de stockage, à lui laisser le temps de s’adapter à la température ambiante. Il ne faut pas l’utiliser tout de suite. L’humidité peut aussi causer des fuites  de haute tension dans les moniteurs.

 

PACKED : Est-il conseillé de recouvrir l’équipement ou de le stocker dans une boîte, pour le tenir à l’abri de la poussière ?

Chi Tien Lui :Oui, l’équipement doit être emballé et traité comme du matériel neuf. En général, les musées le font. Ils m’ont même déjà demandé de mettre des gants pour manipuler des équipements.

La poussière abîme les machines. Elle agit comme du sable ou des cristaux. Elle attaque les têtes vidéo et finit par les user. C’est pourquoi il faut les machines doivent être dépoussiérées. J’utilise de l’alcool pour nettoyer les têtes, mais il faut également faire attention à ne pas les endommager en utilisant du tissu de mauvaise qualité.

 

Un lecteur/enregistreur vidéo et les coton tiges qui serviront à son nettoyage.

 

PACKED : Y a-t-il autre chose qu’on puisse faire en cas de stockage de long durée, comme changer l’huile par exemple ?

Chi Tien Lui :Bien sûr, il faut s’assurer que les parties mécaniques soient toujours suffisamment lubrifiées. À cet égard, il est toujours préférable de faire un entretien régulier, mais les musées peuvent rarement engager un technicien seulement pour ça. Cela dépend des ressources de l’institution. Mais il serait idéal qu'une procédure de maintenance soit assurée tous les ans ou tous les deux ans.

 

PACKED : Quelles pièces détachées un musée doit-il acheter et stocker ?

Chi Tien Lui :Il est difficile de dire précisément quelles pièces il faut collecter. Mon conseil serait d’acquérir les appareils complets plutôt que des pièces détachées. De plus, les équipements entiers coûtent souvent moins cher que les pièces de rechange.

Récemment, j’ai acheté des THT pour des téléviseurs européens, et il semble qu’ils ne soient pas fiables. Ils coûtent chacun 30 dollars et ont tous des spécifications différentes. Pourquoi voudrais-je acheter cela ? Mais, bien sûr, s’il est impossible d’acheter l’appareil complet, alors il faut remplacer le tube cathodique, les THT et éventuellement d’autres composants plus modernes.

 

Des moniteurs couleur sur des rayonnage à C.T.L. Electronics.

 

PACKED : Il semble que les nouveaux composants électroniques seront plus faciles à trouver à long terme, et qu'il est donc moins important d’en faire des réserves. Êtes-vous d’accord avec ça ?

Chi Tien Lui : Oui. Par exemple, on trouvera toujours des condensateurs17. Mais, pour les composants électroniques, je conserve un grand nombre de vieux équipements pour avoir des pièces de rechange sous la main.

 

PACKED : Vous voulez dire pour les cannibaliser ?

Chi Tien Lui :Oui, je fais souvent cela pour garder mes vieux lecteurs open-reel, en état de marche, car on ne peut plus obtenir certains composants tels que les galets. C’est comme ça que je procède aujourd’hui, mais il peut arriver que je n’aie pas le choix et que je doive payer très cher pour faire rémettre à neuf des têtes de lecture.

Il est toujours préférable de garder la machine entière, ainsi on multiplie les chances qu’un technicien puisse en tirer quelque chose. Si un jour je me retrouve à court de caméras de rechange par exemple, alors peut-être que je piocherai dans ma réserve pour remplacer le tube vidicon18. C’est encore assez facile à faire.

 

Des têtes vidéo de rechange pour magnétoscope VHS Panasonic.

 

PACKED : Est-ce que vous consultez toujours la documentation quand vous faites ce genre de réparations ?

Chi Tien Lui : Non, parfois nous ne l'avons pas, et il faut alors retracer et redessiner les schémas nous-mêmes. Notre expérience de techniciens nous permet partiellement de faire ce travail, mais tout dépend du temps que le client veut que nous passions sur l’appareil pour le faire fonctionner à nouveau.

 

PACKED : Un musée devrait-il conserver à la fois les équipements et la documentation ?

Chi Tien Lui :Oui. Les musées doivent garder tous les schémas et les manuels d’entretien de leurs équipements. En cas de problème, cela représente une grande aide pour réparer une machine.

 

PACKED : Où trouvez-vous les manuels ? Sur Internet ?

Chi Tien Lui :Internet est un excellent moyen de trouver des manuels. Ça permet de gagner beaucoup de temps.

 

PACKED : Une fois qu'un musée s'est procuré les pièces de rechange et la documentation, son problème va être de trouver quelqu’un qui sache les utiliser pour réparer les équipements.

Chi Tien Lui :Oui, les techniciens comme nous disparaissent petit à petit. Nous sommes la génération de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, les gens font simplement de la programmation. Ils se contentent de pousser sur des boutons et ont peur des hautes tensions (rires).

Avec l’arrivée des téléviseurs à cristaux liquides, l'électronique analogique à en quelque sorte disparue. La technologie numérique est peut-être plus chère à développer, mais elle est moins chère à produire. Toutes les œuvres de Nam June Paik, cependant, sont analogiques et doivent être entretenues.

 

PACKED : Vous est-il encore possible de trouver tous les types de moniteurs qu’il utilise ?

Chi Tien Lui : Non. Par exemple, je ne mettrai plus jamais la main sur un moniteur 5 pouces. Je dois les réparer en récupérant des pièces sur d’autres appareils. On voit de moins en moins de ces modèles sur eBay. Les prix des moniteurs 5 pouces, par exemple, montent parce que beaucoup de musées cherchent les modèles utilisés par Nam June Paik. Malgré leur piètre qualité, ils coûtent une centaine de dollars. Pour les tubes de 9 pouces, je peux encore utiliser des moniteurs de vidéosurveillance, mais ça ne va pas durer longtemps. Je me rends souvent dans des centres de recyclage où l’on détruit des tubes cathodiques en parfait état, pour la simple raison que tout le monde achète des écrans à cristaux liquides aujourd’hui.

 

Un petit moniteur CRT en train d'être maintenu à C.T.L. Electronics.

 

PACKED : Quelle est la situation des moniteurs Trinitron PVM de Sony19 ? Les trouve-t-on encore facilement ?

Chi Tien Lui :Non, on n’en trouve plus vraiment. J’avais une quinzaine de moniteurs Sony Trinitron, mais je les  ai vendus à un artiste récemment. On n’a plus le choix des marques aujourd’hui. il faut prendre ce que l’on trouve. Tous les musées devraient le faire dès maintenant ; c’est le moment ou jamais de créer une réserve de moniteurs.

 

Packed : Pensez-vous que la création d’une réserve d’équipements devrait être une priorité ?

Chi Tien Lui :Oui. Prenez un mur vidéo comme dans l’œuvre de Paik au musée Smithsonian : la remise à neuf des centaines de téléviseurs qu’elle utilise représenterait un travail de titan. Il faudra peut-être le faire un jour, mais essayons d'éviter cela tant que des appareils de remplacement sont encore disponibles.

 

Des pièces de rechanges sur des rayonnages à C.T.L. Electronics.

 

Packed : Avez-vous des recommandations particulières pour l'utilisation des équipements durant une exposition ?

Chi Tien Lui :Premièrement, il faut éviter que les visiteurs puissent allumer ou éteindre les équipements. Si cela est possible, le passage automatique d’un téléviseur en mode vidéo est une fonction utile.

 

Packed : Réduiriez-vous le contraste des moniteurs ?

Chi Tien Lui :Oui. Pour allonger la durée de vie du tube cathodique, on peut réduire le contraste et la luminosité.

 

Packed : Quel serait le meilleur moyen de continuer à montrer ces œuvres s’il n’y avait plus aucun équipement de rechange ?

Chi Tien Lui :Je pense qu’il faudrait monter une entreprise dont la chaîne de production serait exclusivement consacrée à des fins de préservation. C’est faisable si la demande du côté des musées est suffisante, et qu’il y a assez d’œuvres pour alimenter et faire durer cette chaîne de production. Je m’en chargerais volontiers, assisté de quelqu’un de plus jeune qui puisse reprendre l’affaire. Ça impliquerait de trouver une usine qui a cessé son activité, à Taiwan par exemple. Cela pourrait s’avérer nécessaire dans les quinze prochaines années parce que plus personne ne produira de tubes cathodiques.

Que feront les musées, dans les dix années qui viennent, avec des œuvres comme le mur vidéo de Nam June Paik, si je ne peux plus m’en occuper ? On m’a dit récemment qu’un musée, c’est comme un temple ou une église. L’art, c’est presque comme la religion. Il faut penser à la situation non seulement dans quinze ans, mais aussi dans cent ans et au-delà. Il faut élaborer une stratégie pour l’avenir.

 

Packed : Posséder des équipements est une chose, mais il est aussi important de préserver les connaissances techniques de professionnels comme vous.

Chi Tien Lui :Oui. C’est pourquoi je pense qu’il faudrait créer une organisation à cet effet, peut-être même une école. Encore une fois, une telle institution n’est possible que s’il y a suffisamment d’œuvres pour l’alimenter et la financer.

 

Packed : Vous voulez dire qu’il faut créer un hybride entre une usine et une fondation afin de préserver ces technologies ?

Chi Tien Lui :Oui, je pense que c’est vers ça qu’on se dirige.

 

Packed : Les technologies futures seront peut-être capables d’imiter les anciennes de telle manière qu’on ne devra pas fabriquer de nouveaux tubes cathodiques.

Chi Tien Lui :C’est vrai. Peut-être avec des technologies comme le OLED20, si la résolution est suffisante. Ça pourrait être une autre stratégie, parce que les écrans OLED sont très lumineux.

 

 

Notes:

 

  • 3. Mis sur le marché par Sony en août 1965, le CV-2000 fut l’un des premiers magnétoscopes domestiques au monde. Le CV, qui signifie Consumer Video, est resté le format Sony pour la vidéo domestique tout au long des années 1960. Dix modèles furent créés dans la série CV : CV-2000, TCV-2010, TCV-2020, CV-2100, TCV-2110, TCV-2120, CV-2200, DV-2400, CV-2600 et CV-5100. Les magnétoscopes CV tombèrent en désuétude avec l’arrivée du format EIAJ Type 1. (Source : Wikipedia)
  • 4. Nam June Paik (1932-2006) est un artiste américain d’origine coréenne. Il a travaillé avec de nombreux médias et est considéré comme l’un des artistes vidéo les plus importants. Ses œuvres, notamment des sculptures et des installations, utilisent des téléviseurs et des tubes cathodiques modifiés. En 1969, il a crée le synthétiseur Abe-Paik avec l’artiste et technicien Shuya Abe. Voir : http://www.paikstudios.com.
  • 5. Chi Tien Lui fait probablement allusion à la table ronde organisée au MoMa le 16 février 2007 et intitulée La préservation des installations vidéo de Nam June Paik : l’importance de la voix de l’artiste. Voir : https://www.incca.org/news/panel-discussion-preservation-video-art-moma.
  • 6. Chase Video Matrix est une œuvre de Nam June Paik datant de 1992 qui se compose d’un mur vidéo.
  • 7. JPMorgan Chase & Co est une holding financière multinationale créée aux États-Unis, développant des activités de sécurité, d’investissement et de vente. Elle possède une collection d’œuvres d’art. Voir : www.jpmorgan.com/pages/jpmorgan/about/art.
  • 8. Voir : http://www.whitney.org.
  • 9. Le musée Guggenheim, qui fut d’abord une collection de chefs-d’œuvre modernes, est aujourd’hui une institution consacrée à l’art des XXe et XXIe siècles. Voir : http://www.guggenheim.org.
  • 10. Le tube cathodique (cathode ray tube ou CRT) est un tube électronique contenant un canon à électrons (une source d’électrons) et un écran phosphorescent, qui, par des procédés internes et externes, accélère et dévie le faisceau électronique pour former des images à partir de la lumière émise par l’écran phosphorescent. Le résultat peut être des ondes (oscilloscope), des images (téléviseur, moniteur d’ordinateur), des cibles radar, etc.
  • 11. [i] La plupart des projecteurs à tube cathodique sont en couleur et possèdent en réalité trois tubes (au lieu d’un seul tube couleur) et leur propres objectifs qui produisent les images en couleur. Les parties bleue, rouge et verte du signal vidéo entrant sont traitées et renvoyées vers chaque tube cathodique dont les objectifs concentrent les signaux reçus pour former l’image finale sur l’écran. L’un des principaux avantages des projecteurs cathodiques est leur niveau de noir, supérieur à celui des projecteurs DLP et LCD. Ils sont cependant plus volumineux, plus lourds et plus compliqués à régler que les autres. En outre, leur luminosité maximale ANSI est plus faible.
  • 12. L’U-matic est un format vidéo analogique développé à la fin des années 1960 consistant en une bande magnétique de ¾ de pouce logée dans une cassette. C’est le précurseur du Betacam analogique. Dans les premiers lecteurs et magnétoscopes U-matic comme le Sony VO-1600 ou le VP-2030, le chargeur est situé au-dessus de l’appareil. Dans les modèles plus récents, il se trouve devant.
  • 13. Voir http://www.conrac.us.
  • 14. Magnet TV est une œuvre de Nam June Paik datant de 1965. Elle comprend un téléviseur dont Nam June Paik a modifié le flux d’électrons dans le tube cathodique en posant un aimant sur l’appareil. « La force d’attraction de l’aimant empêche les rayons cathodiques de remplir la surface rectangulaire de l’écran. Cela pousse le champ des lignes horizontales vers le haut, et crée des formes étonnantes à l’intérieur du champ magnétique de l’aimant. Si l’aimant restait immobile, l’image se stabilisait – excepté quelques mouvements dus aux fluctuations électriques. Lorsqu’on bougeait l’aimant, ces formes entraient dans des variations sans fin. » (Source : Edith Decker, Paik Video, Cologne, 1988, p. 60 et suivantes)
  • 15. Les composants à haute tension sont une partie essentielle d’un tube cathodique. Leur fonction principale est de maintenir une tension d’environ 25 kilovolts pour les moniteurs et téléviseurs couleur, et de 15 kilovolts pour les moniteurs et téléviseurs noir et blanc.
  • 16. Le musée Smithsonian d’art américain est un musée situé à Washington, D.C. possédant une large collection d’art américain. Celle-ci recouvre l’ensemble des régions et mouvements artistiques des États-Unis. Parmi les principaux artistes qui y sont représentés, on trouve Nam June Paik, Jenny Holzer, David Hockney, Georgia O’Keeffe, John Singer Sargent, Alber Pinkham Ryder, Albert Bierstadt, Edmonia Lewis, Thomas Moran, James Gill, Edward Hopper et Winslow Homer. (Source : Wikipedia)
  • 17. Un condensateur est un composant électronique passif formé de deux conducteurs séparés par un isolant diélectrique. Lorsqu’il y a une différence de potentiel (tension) entre les conducteurs, un champ électrique apparaît dans l’isolant diélectrique. Ce champ stocke de l’énergie et produit une force mécanique entre les conducteurs. Plus l’écart entre les conducteurs est étroit, plus l’effet est important ; c’est pourquoi les conducteurs d’un condensateur sont souvent appelés « plaques ». En réalité, les condensateurs sont disponibles dans le commerce sous diverses formes. Les caractéristiques et les applications d’un condensateur varient fortement en fonction du type d’isolant diélectrique, de la structure des plaques et du conditionnement.
  • 18. Un tube vidicon
  • 19. Les moniteurs Sony Trinitron (comme le PVM-2030) sont des appareils régulièrement utilisés par les galeries et les musées pour montrer des œuvres vidéo.
  • 20. Une diode électroluminescente organique (OLED pour Organic Light Emitting Diode) est une diode électroluminescente (LED) dans laquelle la couche électroluminescente est composée d’éléments organiques émettant de la lumière en réponse à un courant électrique. Cette couche de semi-conducteurs organiques est située entre deux électrodes. En général, au moins une de ces électrodes est transparente. Les écrans OLED peuvent être fabriqués sur des supports plastiques flexibles, ce qui ouvre la voie au développement de diodes électroluminescentes organiques flexibles, et à des applications comme des écrans souples intégrés à du tissu. (Source : Wikipedia)
interview_tag: 
logo vlaamse overheid